Ganó Piñera
Il a les dents blanches et parfaitement alignées, c’est parfait pour la photo. Des rides au coin des yeux quand il sourit ; bronzé, des cheveux d’un gris léger impeccablement coiffés ; un costume trois pièces bien repassé, qu’il troque parfois pour un jean et une chemise négligemment ouverte au col. Il présentait bien pour les affiches de sa campagne. Elles peuvent être retirées à présent. Le dimanche 17 janvier 2010, année du bicentenaire de l’Etat chilien, Miguel Juan Sebastián Piñera a été élu Président de la République du Chili avec près de 52% des voix, contre son adversaire Eduardo Frei. Ce dernier était Président entre 1994 et 2000 ; issu d’un parti de coalition de centre gauche « Concertación de Partidos por la Democracia », démocrate-chrétien, le bilan de son précédent mandat était assez mitigé, mais il devait s’inscrire dans la continuité de la présidence de Michelle Bachelet (2006-2010). Piñera avait essuyé une défaite en 2005-06, il apparait aujourd’hui fringant sur le devant de la scène.
Quel homme est le nouveau président chilien ? Sebastián Piñera est né le 1er décembre 1949 à Santiago, d’un père espagnol qui l’élève avec fermeté. Il se fait remarquer par ses résultats remarquables lors de ses études, et sort diplômé de Harvard en 1975. C’est avant tout un homme riche, classé 701e fortune mondiale par le magazine Forbes, avec 1.2 « petit » milliard de dollars dans le portefeuille. Sa fortune, il l’a principalement constituée sous le régime dictatorial d’Augusto Pinochet (1973-1990) : magnat de l’aéronautique (la compagnie sud-américaine LAN), il détient également la chaîne de télévision Chilevision, une part importante du football club Colo Colo (une des plus importantes équipes nationales chiliennes), mais aussi la société Bancard (cartes de crédit), et Apple Chile, sans compter ses intérêts dans l’immobilier ou les mines. Impliqué dans quelques scandales et esbroufes financières, il conserve une image de prestige, symbole de réussite.
Sebastián Piñera n’est pas seulement un homme d’affaire, c’est aussi un homme politique charismatique. Bien que candidat de droite au sein de la « Coalición por el Cambio » (Coalition pour le Changement, alliance des partis de la droite politique chilienne, opposée au mouvement de Concertation) et qu’ayant fait fortune grâce à la politique économique libérale du gouvernement Pinochet, il se prononce en faveur du départ de l’ancien dictateur en 1988. Il a été Sénateur de la République de 1990 à 1998, président du mouvement de Rénovation Nationale et candidat à la présidentielle de 2005. L’année 2009 marque la consécration de Sebastián Piñera, Président de la République, plus grande fortune du Chili, et contrôlant une partie des media.
Affiche de la campagne de Piñera 2010
Exit Bachelet : le système présidentiel chilien
Sebastián Piñera avait un avantage non négociable face à ses adversaires : il représentait un changement (le centre gauche dominait la politique chilienne depuis 20 ans), et ses adversaires avaient du plomb dans l’aile. Au premier tour, trois candidats se détachaient nettement des autres dans les sondages (plus ou moins objectifs) : Sebastián Piñera, que l’on ne présente plus ; Eduardo Frei, ancien Président et candidat officiel de la Concertation Nationale ; et Marco Enriquez-Ominami (MEO), 36 ans, anciennement socialiste et candidat indépendant dans cette course à la présidentielle. Gravitaient autour d’eux des figures tout de même importantes comme Jorge Arrate (Parti Communiste Chilien) ou Alejandro Navarro.
Même si dans le cas d’une coalition le candidat désigné doit rassembler les tendances, en ce qui concerne Eduardo Frei les dés étaient maladroitement pipés. La Concertation a abattu ses anciennes cartes en remettant en lice l’ex-Président, alors que son dernier mandat était très critiqué par l’opinion publique : réformes éducatives inefficaces, hausse du chômage, hausse de la délinquance… MEO avait un profil plus intéressant, parce qu’inattendu : élu député très jeune, il joue sur son image d’enfant « adoptif » de guérillero, et il a fait une partie de ses études en France. Il restait cependant assez méconnu de la population, et son manque d’expérience politique ne l’a pas rendu convainquant. Sebastián Piñera est donc passé au second tour, avec presque 52% des voix, pour un taux de participation supérieur à 90% des votants.
La donne aurait probablement été différente si la Présidente sortante Michelle Bachelet avait pu se représenter. Seulement voilà, la Constitution chilienne prévoit expressément qu’un Président ne peut briguer un mandat juste après en avoir effectué un. En d’autres termes, Michelle Bachelet pourra se présenter à nouveau dans 4 ans, pour la prochaine campagne présidentielle, à l’instar d’Eduardo Frei pour ces élections-ci. Cette femme de pouvoir affiche un bilan plutôt positif pour sa sortie de la Moneda, jouissant d’une popularité qui aurait peut être mis en déroute la droite lors du suffrage. Tel n’a pas été le cas, les Chiliens ont voté pour le changement.
Le retour de la droite : quel futur pour le Chili ?
L’alliance politique de Concertation de Partis pour la Démocratie, globalement de centre-gauche, rassemble le Parti démocrate-chrétien, le Parti pour la démocratie, le Parti socialiste du Chili, et le Parti radical social-démocrate, principalement. La Concertation gouverne le Chili depuis 1990 et la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Il s’agissait d’une réelle rupture : d’une part, il y avait le besoin d’un retour de la démocratie et des droits et libertés fondamentaux, d’autre part la volonté d’établir un nouvel ordre économique et social. La droite extrême qu’incarnait le régime pinochetiste a hanté les esprits, rappelant les fantômes de souffrance d’une époque péniblement endurée… A la mort de Pinochet le 10 décembre 2006, la foule trouvait encore le moyen de pleurer le défunt sanguinaire. Pourtant une partie la droite s’est lentement reconstituée précisément autour d’un rejet de cet ancien épouvantail politique, et le parcours jonché d’erreurs de la part de la social-démocratie lui a donné une légitimité et une nouvelle chance.
Sebastián Piñera a rondement mené sa campagne autour d’un programme clair, il est encore trop tôt pour l’accuser de langue de bois, mais il a appuyé là où le Chili avait mal : trop d’inégalités, de pauvreté, de chômage (entre 9 et 11% selon les sources), la faute aux gouvernements précédents. En utilisant une rhétorique et des exemples très littéraires, il a su faire tourner la situation à son avantage et vendre du rêve : pour lui, la Concertation était comparable au « Guépard » de l’écrivain italien Giuseppe de Lampedusa, faire en sorte de changer pour que tout reste identique. Le mot d’ordre de la Coalition Nationale, c’est un changement qui change : « le changement, le futur, et l’espérance », « une seconde transition, nouvelle, jeune, appartenant au futur, et qui transformera le Chili d’aujourd’hui en un pays développé et sans pauvreté » (in Progama de gobierno 2010-2014).
Clairement, le programme met en avant le développement économique du pays, qui reste sur la route toute tracée du néo-libéralisme importé par les Chicago Boys sous Pinochet (José Piñera, le frère du nouveau Président, fait partie du courant de ces économistes libéraux) et bien implanté : accroissement de la productivité, exportation, libéralisation du marché, ouverture aux capitaux étrangers, privatisations… La sécurité est un autre thème important, avec une augmentation prévue des effectifs de Carabineros de Chile (Carabiniers du Chili, la police nationale). De manière surprenante, la démocratie et la justice, l’environnement et la multiculturalité, ne sont pas des sujets bien détaillés, le programme reste évasif. En ce qui concerne les indigènes par exemple, il est fait allusion expressément à leur culture, mais pas à leurs droits, alors que ces derniers, entre autre les peuples mapuches, ont des revendications fortes auxquelles le gouvernement chilien fait habituellement la sourde oreille.
Le changement. Les Chiliens sont majoritairement pour. Il est difficile pourtant de savoir de quel changement il s’agira, la marge de mise en œuvre entre des promesses électorales et la réalité des faits est souvent large, quand ce n’est pas un fossé. Economiquement, Sebastián Piñera s’inscrit dans la continuité, il ne prévoit pas une régulation forte de l’Etat, confiant en la loi du marché. Sa proximité avec les Etats Unis annonce une politique extérieure atlantiste, au détriment d’une cohésion régionale qui peine à se former. La prépondérance des inégalités sociales et régionales au sein du pays demanderont des réformes de profondeur. Les Chiliens attendent beaucoup de ce nouveau gouvernement, les défis à venir sont nombreux, et les paris restent ouverts.
« Revolución Araucaria », un œil sur la politique et la culture chilienne
Ce tournant politique est le point de départ d’une réflexion plus globale sur le Chili. Souvent associé au « tiers-monde » dans l’imaginaire français, lointain, méconnu, c’est un pays culturellement riche dont l’histoire est intrinsèquement liée à la notre : les noms de famille ont des consonances allemandes, françaises, italiennes, espagnoles, mais aussi mapuche, aymara… On oublie trop souvent d’où viennent les populations qui habitent les terres d’Amérique du Sud : il y a celles qui étaient là avant, les premiers hommes à avoir foulé le territoire, puis les Européens portés par leur soif coloniale. Les Etats-nations se sont créés ultérieurement, dans le sang encore une fois, trop banalement, aboutissant au système géopolitique actuel.
D’une façon générale, c’est toute l’Amérique Latine qui est aujourd’hui en effervescence politique. C’est un continent qui est pris dans les mailles du filet de la mondialisation, l’arrivée des colons au 17e siècle a modifié les ordres naturels et culturels qui y préexistaient, en imposant des modèles de société étrangers. Un changement est en train de s’opérer avec des hommes comme Evo Morales en Bolivie, Hugo Chavez au Venezuela ou encore Rafael Correa en Equateur, qui ont pris conscience des particularismes de cette région du monde, et proposent une vision et une organisation sociale novatrice. A l’inverse, des Etats comme l’Argentine, la Colombie et le Chili ont une attitude coopérative vis-à-vis des puissances Occidentales (on entendra par là par volonté simplificatrice les Etats Unis et les grand Etats européens) et veulent devenir à leur tour une grande puissance économique, se soumettant ainsi aux lois de la mondialisation, ce qui selon les cas n’est pas toujours une mauvaise chose. Cependant, nous connaissons les résultats de la politique libérale du FMI ou de la Banque Mondiale qui se sont servis de pays américains comme de laboratoires pour des expériences économiques extrêmes qui ont ruiné des Etats (voir le très bon documentaire Memoria de un saqueo (Mémoire d’un saccage) de l’argentin Pino Solanas, 2003, à propos de la crise économique argentine de 2001). Les Etats d’Amérique du sud sont donc pris dans un filet de contradictions : ils souhaitent participer à l’ordre mondial et être écoutés sur la scène internationale ; en même temps ils doivent tenir compte de leurs particularismes régionaux (culture, environnement, société), qui doivent être perçus comme une richesse et non pas un inconvénient.
Ce blog a pour vocation de garder un œil sur la vie politique et sociale chilienne après les élections de 2010. Comment le Chili va-t-il se positionner dans les prochaines années sur les plans national, régional et mondial ? L’arrivée de la droite marque un tournant, qui générera des tensions mais aussi des opportunités. Le lecteur y trouvera des réflexions de géopolitique, des évènements d’actualité, mais aussi des éléments historiques comme des fiches sur des personnages de l’histoire, et des bouts de culture chilienne, si riche (littérature, cinéma, cuisine).
Araucaria Araucana
Pourquoi l’Araucaria ? L’Araucaria araucana est une variété de pin qui pousse dans les Andes chiliennes, principalement en Araucanie, à partir de 1000m d’altitude en moyenne. C’est une vieille espèce d’arbre, préhistorique, qui était là bien avant l’homme, et les plus grands ont certainement pu contempler les différentes étapes de l’histoire humaine au Chili. Les indigènes mapuche en ramassaient les pignons pour se nourrir. Aujourd’hui c’est une espèce protégée, spécifique de la région, et dont la préservation repose sur un équilibre naturel fragile mis en danger par l’industrialisation massive de certaines zones. Un arbre emblématique, autour duquel le Chili a effectué plusieurs révolutions : il est témoin une fois encore d’un nouveau tour de roue.
Une focale particulière sera ajustée sur les populations indigènes du Chili, qui sont la mémoire de ce pays et se battent depuis 500 ans pour leurs droits et leurs terres, luttant pour leur dignité et leur héritage, un conflit d’une ampleur spécifique au Chili.
Ce blog est avant tout un espace d’échanges et de réflexion, tout apport nouveau et critique (ou compliment) sont bienvenus.
Bonne lecture,
“Podrán cortar todas la flores, pero no podrán detener la primavera” Pablo Neruda
N.B. : dans les articles suivants, les sources des informations seront idéalement signalées.